Faut qu'on parle

Loup, je ne suis qu'instinct et réflexions primaires. Je ne pense plus qu'à me nourrir pour ne pas mourrir, à tuer pour ne pas être tué. Je ne pense qu'à ma survie et à celle de ma meute parce que sans meute, je serais mort. Loup, je ne suis rien de plus qu'un animal. Mon cerveau analyse les images avec une facilité déconcertante, mais il ne voit pas les réponses aussi développées que je percevrais en tant qu'être humain. Prenez l'exemple d'une table. Je vois un meuble utile, sur lequel je peux déposer des choses ou même m'appuyer. Je vois la façon dont elle a été travaillée, la manière dont le bois est coupé pour former cet objet de tous les jours. Lorsque je suis loup, je ne vois qu'une surface étrangement lisse sans m'inquiéter du pourquoi, une antre sans parois, une potentielle cachette mais qui ne me serait pas d'une grande utilité si ma vie venait à être menacée. Loup, je ne réfléchis plus, je n'ai plus besoin de répondre à des questions telles que "pourquoi ?" ou "comment ?" mais seulement à chercher ma prochaine proie pour nourrir les miens et subvenir à leurs besoins. Cependant, en tant qu'hybride je suppose, il m'arrive d'avoir des flash. Comme de courtes séquences que mon cerveau ne voit pas, mais que je perçois inconsciemment. Une texture, une sensation, une odeur. Un détail qui n'a aucune importance pour le loup, mais qui peut parfois faire remuer l'humain à l'intérieur de mes entrailles animales, et qui me fait ressentir des choses qu'en tant que loup, je ne parviens ni à expliquer, ni à comprendre. Quand je redeviens humain, je ne me souviens que de ces bribes humaines et de quelques autres, vagues, floues.

Ce jour-là, lors de la démonstration générale, devant toute l'école, je me suis métamorphosé. L'appel a été lancé par l'un de mes congénères, un autre loup. Je savais que mon ami Ethan en était un, puisque sous forme animale je fais partie de sa meute. Mais j'ignorais que nous étins plus de deux dans le pensionnat, et manque de chance pour moi ma transformation se déclenche au hurlement d'un autre loup. J'ai senti mes os se tordre, mes muscles se déchirer, et j'ai tenté désespérément de combattre l'animal. Mais l'insinct est viscéral, et je n'ai pas réussi à garder le contrôle de mon corps. Loup, je ne me souviens que de quelques images, quelques odeurs. Celle de la peur émanant de tous ces corps chauds qui m'entouraient. Celle de l'étranger qui foulait les terres de ma meute. Celle de mon dominant, qui était près de moi. Mais aussi, je me rappelle d'une odeur qui m'a ramené le temps d'un instant, dans un univers que je n'étais alors pas en état de comprendre. Je sais que c'était Jungo, j'en suis persuadé. D'une part parce que j'ai été assez proche de lui par le passé, pour que son odeur se grave dans ma mémoire animale. D'autre part, parce que Jungo me fuit avec véhémence depuis le jour de cette démonstration. Je me rappelle le goût du sang, aussi. Et la peur, ma propre peur, qui m'a fait me sentir en danger mortel. Je crois que j'ai mordu. Reste à savoir si j'ai mordu mon premier ami, ou s'il m'a seulement vu et qu'il a été effrayé par cet aspect du "gentil petit Zack" ... J'ai longtemps cherché Jungo après ça. Mais il n'était jamais au même endroit que moi, et le soir il dormait déjà ou n'était pas là quand j'arrivais dans la chambre.

Mais cette fois, je l'ai vu. Il a filé en douce de la cafet' quand nos regards se sont croisés, et je me suis précipité à sa suite parce que ça dure depuis trop longtemps, son jeu de cache-cache. Je veux que ça cesse, qu'il m'explique ce que j'ai fait et qu'au pire des cas, si ça ne concerne pas ma métamorphose, qu'il se comporte comme un homme et me dise en face qu'il ne veut plus de mon amitié. Après tout je m'en fiche pas mal, même si je l'aimais bien. S'il ne veut plus de moi dans ses parages, qu'il le dise clairement, que je puisse reprendre le cours de ma vie au lieu de lui courir après depuis des semaines sans pouvoir comprendre la raison de son éloignement soudain. Courant pour le rattraper, je ne suis pas étonné qu'une fois de plus mes appels restent sans réponse. Ou il ne connait pas son propre nom, ou il m'ignore réellement. Je finis par le rejoindre enfin et je capture son poignet entre mes doigts fins pour le faire s'arrêter. Essoufflé, je ne prends pas garde à mon coeur qui bat si vite et à ma respiration saccadée. Je m'efforce de le faire tourner sur lui-même sans lâcher son poignet, par crainte probablement qu'il ne s'évapore, et je cherche désespérément son regard. Ses yeux verts d'eau que j'ai pourtant regardé si souvent lorsque nous étions deux vrais amis.

- S'il te plait, attends ... Il faut qu'tu m'explique ce que j'ai fais de mal.

Sa réaction m'étonne, et j'écarquille les yeux. Vouloir se libérer de moi avec autant de véhémence, je ne peux croire que c'est juste parce qu'il ne veut plus de mon amitié. Il s'est passé quelque chose, et il faut que je sache quoi. Je le fixe intensément alors qu'il s'est rué sur un muret, espérant qu'il ne sera pas assez agile pour passer par-dessus et filer pendant un moment d'égarement de ma part. Puisqu'il s'est libéré de mon étreinte si vivement, j'accepte de ne pas chercher à le toucher encore. Mais je m'approche d'un pas, j'ai besoin d'être près de lui pour pouvoir anticiper ses réactions dans le cas où il déciderait de prendre la fuite encore une fois. J'aimerais déployer mon esprit et entrer dans celui de Jungo pour comprendre ce qu'il ressent, la raison de cette peur panique qui s'empare de lui et fait puer son être si fort que l'animal en moi frémit. J'aimerais qu'il ferme les yeux, inspire profondément et m'explique enfin ce qui ne va pas, ce que j'ai fais pour mériter qu'il me fuit et peut-être même, me méprise à ce point. Parce que j'ai forcément commis une erreur qui l'a poussé à partir. Et son amitié m'était agréable, aussi les regrets m'assaillent depuis qu'il a commencé à fuir comme une souris devant un chat. Je soupire doucement, j'essaie de ressasser mes propres souvenirs des derniers évènements. Je ne vois pas où j'ai pu faire une erreur si ce n'est en tant que loup, durant cette fichue démonstration. Et je suis bien incapable de tirer de cette expérience des souvenirs assez nets pour comprendre la situation. Alors je fixe Jungo et j'attends avidement qu'il m'explique, mais je ne m'attendais pas à ça.

- Ne me...touche pas..loup...

Loup ? Mon regard s'écarquille. Ne voit-il en moi plus qu'un loup ? Un prédateur qui traque et chasse sa proie sans remors ? N'est-il plus capable de percevoir son ami, ce gosse qui a chuté et l'a embrassé pour rougir intensément la seconde suivante ? Les tremblements de son corps et de ses cordes vocales vont hérisser la pilosité de tout mon être. Mon ouïe semble se fier à l'instinct animal et capte les froissements de sa main sur son poignet. Alors mes yeux suivent mon second sens et remarquent le bandage qui me laisse figé. Lui. C'est lui, que j'ai mordu ce jour-là.

- Ne me fais pas de mal....

Dans un geste vif je m'empare de son poignet bandé et le tire jusqu'à moi. Désemparé, je fixe le bandage sans désserrer ma prise sur son avant-bras. Lorsque mon regard d'émeraude remonte à la recherche de ses yeux vert d'eau, ils ne trouvent qu'un regard effondré par la peur et un corps tendu à l'extrême, tétanisé.

- S'il te plait ... Dis-moi que je n'ai pas fais ça ...

Mais la réponse n'est probablement pas utile. Il n'aurait pas peur d'un simple ami à ce point, si ce dernier n'était pas responsable. Ou tout du moins, coupable. J'ignore si je suis vraiment responsable des blessures que j'inflige en étant loup, puisque je ne suis plus qu'une bête sauvage et rien d'autre. Je me refuse à lâcher son poignet, parce que maintenant je suis certain qu'il partira en courant à la première occasion. J'aimerais m'approcher encore et lui demander pardon. Le serrer contre moi, peut-être. Mais j'en suis incapable. J'ai peur qu'il ne me demande de disparaître de sa vie. Qu'il change de chambre et même, peut-être, d'école. J'ai la frousse de le perdre ...

- Lâ..lâche moi... Isaac...me fait pas de mal...

Je me souviens encore du jour où je lui ai dis que mes amis m'appellaient Zack. Je me souviens encore de la dernière fois qu'il m'a appellé ainsi. Et aujourd'hui il utilise mon prénom, comme pour mettre une distance entre nous. Comme pour me dire de disparaître. Mon regard se charge d'une peine sincère, d'une tristesse sans nom. Suis-je en train de perdre mon ami ? Suis-je sur le point de vivre cette séparation inévitable, du loup et de l'humain ? Je soupire doucement, et je déserre mon étreinte sur son poignet, pour finalement le relâcher complètement. Si son bras retombe le long de son corps, le mien reste en suspend dans le vide, entre ciel et terre. Je détaille le visage de Jungo et je cherche les mots. Il faut qu'il comprenne, il faut qu'il me pardonne. Parce que je ne supporterais pas de perdre son amitié.

- Jungo ... Ecoutes-moi s'il te plait. Ne pars pas, écoutes-moi.

J'anticipe, peut-être à tort, un mouvement de recul. Je fais un pas vers lui. Petit, mais assez grand pour pouvoir le toucher. Chose que je ne fais pas, par contre. De peur de l'affoler plus qu'il ne l'est, sûrement. Il pue tellement fort la peur que le loup frémit, mais je n'en laisse rien paraître et je me fais violence. Tant qu'un loup ne hurle pas dans les parages, je suis en sûreté et Jungo aussi. Il faut que je lui dise tout ça, qu'il comprenne. Parce qu'on a peur de ce qu'on ne connait pas, mais que s'il connait, alors il ne sera plus effrayé.

- Jungo ... Je n'ai aucun souvenir de ce que j'ai fais. Je n'étais qu'une bête, un animal sauvage qui protégeait sa meute. J'ai étudié les loups après mes transformations, quand j'ai appris que j'en étais un. Je peux t'expliquer, mais je t'en prie, je n'veux pas que tu me rejette ...

Il y a tant de choses à apprendre sur les loups ... Nous pourrions passer tellement de temps ensemble, à découvrir comment me faire vivre, comment me canaliser, peut-être ? Je garde l'espoir de pouvoir être apprivoisé, sous forme animale. Assez pour ne plus être un danger, en tout cas. Mais pour ça, j'ai besoin d'un ami loyal à mes côtés, de quelqu'un en qui je pourrais laisser toute ma confiance, parce que quand je suis loup, je ne suis pas Isaac. Je ne suis qu'un loup.

- Pardonnes-moi Jungo, je suis tellement désolé ...

Lorsque j'ai rencontré Jungo, c'est lui qui m'impressionnait. C'est que je n'suis pas très extraverti, et plutôt timide dans le genre. Je ne supporte pas l'idée de m'imposer aux autres même si j'aime beaucoup me faire de nouveaux amis, et j'avais peur que le partage des chambres dérange mes colocataires. Pourtant ils n'ont semblé éprouver aucun regret lorsque nous nous sommes salué la première fois, et je me suis même lié à tous les deux individuellement. Je m'en suis fais ce que je voulais appeler des amis. Alors, aujoud'hui, je n'ai pas le coeur de laisser partir Jungo. Je ne me sens pas la force de le regarder s'éloigner et disparaître dans le couloir. Et j'ai peur qu'il demande à ne plus avoir aucun contact avec moi. Lorsqu'il baisse les yeux, l'envie me prend de relever son visage pour trouver son regard clair et le supplier de ne pas me fuir. Mais je n'en fais rien, j'ai peur qu'il s'évapore au moindre contact de ma peau contre la sienne.

-Tu m'as fait mal... tu vas recommencer...?

Si je lui ferais mal à nouveau ? Puis-je démentir ce genre d'accident ? Aie-je seulement la capacité de contenir le loup pour ne plus recommencer cette erreur ? Je l'ignore. J'ai peur de ne pas être tout à fait honnête, et à la fois je ne saurais supporter de le voir partir pour une promesse que je n'aurais pas eu le courage de faire. Alors je fais la seule chose qui me semble pouvoir le retenir à mes côtés encore un petit moment. Je secoue vivement la tête. C'est une évidence que non, je ne lui ferais plus de mal. Peu importe comment je m'y prendrais. Peu importe le temps dont j'aurais besoin pour me contrôler complètement. Mais il est hors de question que je morde à nouveau mon premier ami, que je me risque encore une fois à perdre sa confiance. Je le sens encore inquiet, il a toujours peur de moi. Mais il s'efforce de faire abstraction de la douleur, et je sens dans sa voix qu'il aimerait me donner une seconde chance.

- Je ne te ferais plus aucun mal. J'apprendrais à me contrôler, à reconnaître ton odeur, à me souvenir. Je te le promets, Jungo.

Pourvu, seulement, qu'il reste à mes côtes. Tout ce que je demande, c'est de le voir encore dans son lit le matin, de pouvoir encore le regarder se lever difficilement lorsque le réveil sonne. Tout ce que je demande, c'est de pouvoir à nouveau prendre mes repas avec lui, et pouvoir me brosser les dents sur le lavabo près du sien, pendant qu'il fait de même. Je veux juste le garder tel qu'il a été depuis le départ : un ami. Un véritable ami, sur lequel j'ai pu compter pour discuter, parler de rien, et être moi-même.